Olivier Bleys

Olivier Bleys

Ecrivain, résident en octobre 2014.
Dans le cadre de la résidence Des auteurs en impesanteur proposée par l'Observatoire de l'Espace du CNES, l'écrivain Olivier Bleys a participé à un vol à bord de l'airbus Zéro-G le 7 octobre 2014. Depuis vingt ans et la publication de son premier livre, il nourrit le projet de « devenir le premier ou l’un des tout premiers écrivains de l’Espace ».

Ce vol en Zéro-G constituait donc pour lui la première étape de cette longue entreprise. Il nous livre ici son premier texte littéraire issu de cette expérience.

« Vol à l’âme »
Pour moi, l’automobile se marie au goudron. C’est pour l’auto, pour libérer sa vitesse et accélérer son mouvement, qu’on a coulé cette pâte noire sur des milliers de kilomètres de pistes en terre.

Pareillement, à l’avion se relient dans mon esprit les prés en herbe, sur lesquels ont roulé voici plus d’un siècle les premiers prototypes d’engins volants. Malgré les hectares de béton hydraulique et d’enrobés bitumeux qui nappent aujourd’hui les tarmacs, je crois flairer l’herbe en dessous. D’où, peut-être, la persistance d’une faune champêtre (renards, sangliers, lapins, campagnols…) sur ces aires confisquées par des technologies de pointe. Cette faune représente un danger pour la circulation ordonnée des avions. Dans le jargon des hommes de l’air, cela s’appelle : « le péril animalier. »

Les locaux de Novespace, au bout d’une route de service longeant l’aéroport de Mérignac, rappellent les temps héroïques de l’aviation. Les bâtiments se réduisent à un genre de hangar en tôle galvanisée, installation d’aspect provisoire où l’on s’attend à trouver des avions sous des bâches et des moteurs en révision hissés sur des tréteaux de bois. Aux abords du terrain, les voitures se garent dans l’herbe. Va-t-on assister à l’envol d’un biplan Levasseur, cahotant sur sa piste boueuse ? Non, l’appareil est un véloce Airbus A-300, dont la silhouette à la fois massive et filante (un carreau d’arbalète) aimante d’emblée les regards.

Autant en faire ici l’aveu : je voue depuis l’enfance un culte extrême aux choses de l’air et de l’espace. Les avions et les fusées de toutes époques, les pilotes qui les manœuvrent, le ciel, les nuages, les oiseaux — bref, tout ce qui remplit la demi-sphère au-dessus de l’horizon sont pour moi des objets de vénération quasi mystique. Contempler un empennage de jet se profilant sur l’azur suffit à mon bonheur. Un logement idéal serait pour moi un chalet de montagne, très haut perché, dont toutes les ouvertures plongeraient sur le vide et s’empliraient la nuit venue d’une myriade d’étoiles.

Qu’on juge alors mon émotion à revêtir une combinaison siglée Centre National d’Études Spatiales, à émarger (le premier, très tôt le matin) le registre des « volants » d’un vol parabolique, à serrer la main d’un pilote d’essai ! La vraie vie est ailleurs. Elle est là-haut, d’où l’on ne voudrait plus redescendre.

Et, dans ces vingt-deux secondes de suspension de la pesanteur qui m’ont été offertes trente-et-une fois, j’ai vécu autre chose qu’une expérience de physique amusante (à quoi certains esprits obtus pourraient après tout les réduire) ; autre chose qu’une transmigration dans le corps d’un oiseau, c’est-à-dire d’un animal volant par ses propres moyens, sans aide d’une machine — j’y ai perçu le symbole d’un affranchissement, par l’âme éternelle, du corps de chair et de ses lourdeurs. Une petite mort, nom qu’on donne plaisamment à l’orgasme humain, comme l’anticipation ou la répétition du moment où nos esprits se libéreront de nos corps (s’en délesteront, faudrait-il écrire). Si la mort ressemble à ça, j’ai presque hâte.

Nous volions à 800 kilomètres à l’heure, plusieurs milliers de mètres au-dessus de l’océan et, pendant quelques instants, un second vol, d’une autre nature, a émergé du premier qu’assurait la machine. Un vol à l’intérieur du vol, une mise à l’exposant de nos corps suivant leur propre vecteur sur la courbe aérienne de l’Airbus, une projection dans une dimension insoupçonnée, la quatrième ou davantage.

Dieu (sic), que c’était bon !

Olivier Bleys .